Yoann Morvan et Sinan Logie, Istanbul 2023, Paris: Editions B2, Coll. Territoires, 2014.
Les éditions B2 ont récemment enrichi leur collection Territoires par un « arpentage dans le temps et l’espace » d’Istanbul. Mais pas dans n’importe quel Istanbul. Istanbul 2023, c’est avant toute chose le choix de raconter les métamorphoses de la mégapole turque à partir de l’analyse des recompositions socio-urbaines de ses périphéries. Grands projets d’infrastructures, villes nouvelles, nouveau centre financier sont quelques exemples parmi d’autres choisis par l’anthropologue Yoann Morvan (CNRS) et l’architecte Sinan Logie (Université Bilgi d’Istanbul) pour présenter les projets emblématiques de cette « métropole qui vient », toute dédiée à l’objectif 2023 du gouvernement souhaitant célébrer à grand faste le centenaire de la république turque. De la sorte, les auteurs entendent contrer la sur-médiatisation dont bénéficient les espaces référents situés autour de la péninsule historique et des rivages du Bosphore. Ce décentrement géographique constitue l’intérêt premier de cet ouvrage qui se concentre sur ce que les auteurs nomment les « franges », « marges » ou « interstices » toujours situés dans l’ombre des clichés marketing et touristiques. Renouveler la vision habituelle d’Istanbul à partir d’une analyse des transformations urbaines de ses périphéries correspondait finalement aux critères éditoriaux de B2 qui cherche à rendre accessible à un large public des textes courts, originaux et de qualité sur les thématiques de l’architecture et de l’urbain.
Le choix d’étudier Istanbul à partir de ses périphéries est justifié par « l’intensité et l’étendue des décompositions/recompositions qui affectent le grand corps stambouliote » qui sont particulièrement saillantes dans ces territoires. Les registres de territorialisation étaient déjà complexes, car multiples et non stabilisées, dans ces « fronts d’urbanisation » alimentés principalement par les effets centrifuges des vagues migratoires depuis un demi siècle déjà. Istanbul 2023 illustre alors, avec brio, la manière dont la politique centralisée et autoritaire de transformation urbaine initiée depuis 2002, a su réinvestir certaines incertitudes juridiques (registres fonciers et immobiliers) qui caractérisent ces territoires intégrés de fait à l’économie urbaine. Cette stratégie politique a coïncidé avec l’arrivée du gouvernement AKP et de son leader charismatique, Recep Tayip Erdoğan, à la tête de l’Etat turc. Au cœur du boom immobilier turc dynamisant la croissance économique du pays tout entier, Istanbul a été considéré dès le départ comme le phare guidant l’attractivité du secteur de la construction du pays. Afin de remodeler physiquement la métropole à l’image des ambitions prométhéennes du gouvernement AKP, les fragilités sociales et identitaires des périphéries ont souvent été instrumentalisées en vue de libérer d’importantes réserves foncières. Ce déplacement des centres de gravité politique, économique et démographique de la mégapole vers les périphéries n’est cependant pas sans créer de nombreuses externalités ségrégatives ou environnementales sous-estimées, souvent cachées ou tout simplement ignorées par les politiques développementalistes. Les auteurs n’éludent pas ces problèmes. Au contraire, ils réussissent à saisir l’ampleur des changements locaux grâce à une méthodologie engagée et sensible : celle d’une marche dans les confins en cours d’urbanisation de la métropole stambouliote. A rebours d’une accélération généralisée du tempo métropolitain, cette lente « dérive situationniste » de marcheurs interagissant avec les populations rencontrées leur permettent de mesurer ces « nouvelles géométries socio-urbaines en gestation ». La convocation d’une histoire, souvent longue, de la formation des territorialités locales met alors en lumière des espaces palimpsestes insoupçonnés. Par exemple, il n’a pas échappé aux auteurs que la petite mosquée du village de Şamlar, officiellement inaugurée en 1838 par le sultan Mahmut II, s’avère en réalité être une ancienne église rum auquel un minaret à été rajouté.
Les auteurs ont fait le choix de structurer leurs argumentaires en six parties articulées autour d’un chapitre central s’intéressant aux transformations du macro-territoire métropolitain. Les trois premiers ont pour unité géographique la rive européenne. Le premier intitulé « Aux sources d’Istanbul » effectue une coupe transversale Sud-Nord depuis le fond de la Corne d’Or jusqu’aux abords du lac de Terkos. C’est alors l’occasion d’appréhender l’envers d’un premier décor : celui de la gestion de l’assainissement et de l’approvisionnement en eau de la métropole. La description de la pollution industrielle des eaux de la vallée du Cendere qui se déversent dans la Corne d’Or permet ainsi d’interroger la politique environnementale et sanitaire de l’Administration Eaux et des Canalisations d’Istanbul (ISKI). Cette remontée en amont de la Corne d’Or est aussi l’occasion d’entrevoir la gestion symbolique et performative de l’espace urbain par l’AKP à travers certaines concrétisations de sa politique culturelle et sa mise en patrimoine d’inspiration néo-ottomane. Le second chapitre intitulé « Tectonique des strates migratoires » recourt à des métaphores géologiques pour resituer l’entrelacement de l’histoire migratoire avec la formation des espaces résidentiels. Arnavutköy, l’ancien « village des Albanais » devenu un arrondissement à part entière de plus de 200 000 habitants et le village de Şamlar (« les gens originaires de Damas ») servent de supports pour éclairer la superposition d’anciennes dynamiques territoriales (croissance démographique et urbaine liées à l’exode rural) et les mutations plus récentes (spéculation immobilière et foncière en lien avec la proximité de nouveaux projets d’infrastructures). A quelques encablures de là, Yoann Morvan et Sinan Logie nous décrivent ensuite les « Enclosure(s) ». Les matérialités du repli socio-spatial sont multiples : ce sont les Gated communities de Kemerburgaz, la cité-balnéaire de Kumburgaz, les programmes de logements collectifs de Başakşehir, les malls commerciaux ponctuant les jonctions autoroutières, mais aussi la prison de Silivri soit la figuration la plus extrême de la politique sécuritaire du gouvernement AKP. Le chapitre suivant, « Macro-territoire du Sultan Pontife », est central dans l’argumentaire des auteurs puisqu’il permet d’articuler les grandes politiques d’aménagement du gouvernement AKP à l’échelle du Grand-Istanbul, de la région de Marmara, mais aussi internationale. D’un côté, le troisième pont en cours d’édification et le projet « Kanal Istanbul » stimulent artificiellement les valeurs foncières dans les parties nord d’Istanbul au cœur d’espaces écologiques vitaux pour la métropole. De l’autre, la construction du plus grand aéroport du monde (le troisième à Istanbul) illustre la volonté des édiles politiques de positionner Istanbul comme le futur hub touristique et d’affaires à l’échelle régionale et mondiale. Ces méga-projets d’infrastructures n’auront pas que pour effets de reconfigurer les macro-dynamiques métropolitaines (les mobilités intra et inter-urbaines, par exemple). Ils expliquent d’ores et déjà les mutations profondes des territoires rencontrées dans les premiers chapitres. Passant ensuite sur la rive asiatique, les auteurs nous conduisent dans l’arrondissement de Beykoz, dans le cinquième chapitre, où ils cherchent les dernières traces d’un passé industriel devenu désuet depuis l’avènement d’une économie des loisirs. Sur la route les menant dans « l’enfer » des zones industrielles de Dilovası à l’extrémité orientale de la métropole (chapitre 7), l’anthropologue et l’architecte effectuent une halte dans les arrondissements d’Ataşehir, de Çekmeköy et de Kartal (chapitre 6). Les programmes de logement TOKI, le plan d’aménagement futuriste de Kartal ou les nouvelles tours du nouveau centre financier d’Ataşehir sont l’occasion de mesurer l’affairisme des acteurs impliqués dans le secteur de la construction, mais surtout de dénoncer la qualité architecturale « somme toute fort médiocre » de l’Istanbul de demain.
Au final, Istanbul 2023 saisit avec finesse les macro-logiques de transformation urbaine à Istanbul qui maintiennent « ses habitants dans un présent perpétuel ». Précisons d’ailleurs que le style d’écriture et la structure générale de l’ouvrage esquivent certaines lourdeurs académiques ce qui le rend d’autant plus accessible. Un format atypique de type « guide de poche » permet d’ailleurs de l’avoir potentiellement toujours à portée de main. Les photographies sélectionnées complètent par ailleurs parfaitement l’analyse. Le séquençage cartographique est, quand à lui, parfois, moins facile d’accès. Le risque sera de perdre trop facilement en route nos deux auteurs-marcheurs, pour celui qui est peu familier de la géographie stambouliote. Sans doute est-ce là un choix éditorial. Replacer la carte située en deuxième de couverture à la suite du sommaire aurait surement permis de mieux saisir visuellement la logique directionnelle ouest-est de la (dé)-marche entreprise. D’autre part, le dédoublement d’une lecture cartographique à la fois horizontale pour incliner correctement le fond de carte, et verticale pour lire la légende indiquant les lieux (voir par exemple p.15 et p.33), ne rend pas le décodage commode. Une légende accompagnant une sémiologie graphique relativement complexe aurait également aidé à mieux suggérer les dynamiques spatiales décrites dans le texte.
Sur le fond, cet ouvrage est un outil empirique sur lequel il serait nécessaire de capitaliser pour alimenter les débats théoriques sur les transformations de l’urbain dans les villes émergentes. Dans la postface de l’ouvrage, Jean-François Pérouse remarque justement que « les territoires sillonnés et examinés ici ne sont pas pensés comme marges par ceux qui les animent. Leurs promoteurs et leurs habitants les pressentent souvent et les désirent comme de futures centralités ». Autrement dit, les périphéries peuvent parfois être autant centrales que les centralités sont périphériques. Cela dépend du point de vue et des référentiels sur lesquelles on s’appuie. Quand tout devient finalement centralité, l’utilisation du vocabulaire des « marges » ou des « franges » entretient alors artificiellement et, sans doute involontairement, l’existence de frontières socio-spatiales que les auteurs réfutent pourtant dans leur argumentaire. En l’absence de concepts réellement opérants, la récurrence des métaphores témoigne de cette difficulté à se départir d’une grille d’analyse binaire. Parler de « pointes filandreuses », des « postes avancés de l’urbanisation » ou de « nappage urbain » sont des tentatives de dépassement de cette grille qui reste toutefois momentanées et dépendantes des qualités littéraires des auteurs. En filigrane, Yoann Morvan et Sinan Logie puisent leurs réflexions dans celles de Françoise Choay sur le post-urbain, l’urbanisation généralisée ou la prédiction de la fin de la ville, sans jamais toutefois s’y référer explicitement. La somme des « connaissances territoriales » accumulées dans Istanbul 2023 pourrait ainsi alimenter une réflexion théorique et critique sur une nouvelle sémantique qui aiderait à caractériser les portions d’espace métropolitain intensément soumises aux logiques néo-libérales des politiques urbaines actuelles.
Concluons en insistant sur l’originalité d’Istanbul 2023 qui réussit à se démarquer de nombreux écrits sur Istanbul. Le choix méthodologique d’arpenter successivement l’ensemble de ces « franges/marges » urbaines est une manière de rendre, en quelque sorte, justice à des lieux en cours d’uniformisation, pendant longtemps stigmatisés, et désormais investis par des dynamiques capitalistiques amnésiques à trop d’égards. Dire les singularités complexes qui caractérisent ces espaces est une démarche salutaire pour tous ceux et celles qui s’intéressent à Istanbul.
[Ce travail a été réalisé au sein du LABEX IMU (ANR-10-LABX-0088) de l`Université de Lyon, dans le cadre du programme "Investissements d`Avenir" (ANR-11-IDEX-0007) de l`Etat Français, géré par l`Agence Nationale de la Recherche (ANR).]